Tous à égalité sur Parcoursup ?

A l'heure où les lycéens dessinent leurs projets d'avenir sur Parcoursup, Stéphane Benveniste, Institut National d'Études Démographiques (INED) montre les limites des discours sur l'égalité des chances et le mérite.

Grandes écoles : 80 fois plus de chances d’admission quand on est enfant d’ancien diplômé

En France, un diplôme d’une très grande école est, sinon un prérequis, au moins un fort accélérateur aux postes de direction les plus prestigieux. Tous les présidents de la Vᵉ République sont passés par leurs bancs, de même qu’une majorité de PDG du CAC40, dont une dizaine a été formée par la seule École Polytechnique.

Toutefois, les chances d’admission dans ces écoles apparaissent particulièrement inégales. Et, même une fois le précieux diplôme acquis, les carrières des diplômés restent influencées par leur origine sociale. C’est le constat qui ressort de la thèse de doctorat que j’ai menée sur le rôle central des grandes écoles dans la stabilité des élites françaises depuis la fin du XIXesiècle.

Alors que s’ouvre pour près d’un million de candidats la première phase d’inscription sur Parcoursup, où lycéens et étudiants peuvent enregistrer leurs vœux d’orientation ou de réorientation dans l’enseignement supérieur, notamment vers les classes préparatoires aux grandes écoles, revenons sur cet envers du discours méritocratique.

Partir des registres nominatifs

Pour mener cette étude, la première étape a été de collecter les annuaires d’une douzaine de grandes écoles parmi les plus prestigieuses, recensant près de 400000 diplômés entre 1886 et 2015, ce qui représente près d’un Français sur trois cents sur la période. Ces données ont ensuite été appariées aux carrières de 5528 représentants politiques et de 42074 membres de conseils d’administration.

Un certain nombre de caractéristiques ont été étudiées de manière indirecte à partir des noms de famille et des informations qu’ils peuvent intrinsèquement véhiculer, comme une ascendance noble ou une origine géographique particulière.

Les patronymes, hors exceptions, reflètent aussi le lien des enfants avec leurs pères, le choix du nom de la mère n’étant possible que pour les individus nés depuis 2005 et n’ayant été élargie aux adultes qu’en 2022.

À partir de la distribution des patronymes dans le recensement de la population, dans les écoles et dans l’élite politico-économique à travers les générations, il est ainsi possible de construire la probabilité pour un garçon ou une fille que son père soit diplômé d’une grande école, ou qu’il appartienne à l’élite politique ou économique. Cela constitue un lien intergénérationnel entre un pseudo-père et un pseudo-enfant.

Si les porteurs d’un nom de famille comme Martin sont relativement nombreux, représentant environ 0,4% de la population, la majorité des patronymes est suffisamment rare pour informer sur les lignées. Par ailleurs, si la méthodologie a pour inconvénient de ne pas suivre la transmission maternelle, les diplômées des grandes écoles et les dirigeantes politiques et économiques étaient historiquement très minoritaires (et le restent, dans une moindre mesure).

Noblesse d’État et centralisme français

Dans sa table des familles, l’Association d’entraide de la noblesse française recense la plupart des familles d’ascendance aristocratique. Environ un siècle après la Révolution française, elles avaient 15 fois plus de chances que le reste de la population d’intégrer les grandes écoles les plus cotées, et encore 9 fois plus de chances sur la période récente, plus de deux siècles après la Révolution.

Cela souligne la rémanence du niveau d’éducation des descendants de la noblesse. Leur surreprésentation est encore plus marquée dans les écoles de commerce, où ces familles semblent par ailleurs privilégier l’admission de leurs fils plutôt que de leurs filles.

On observe aussi une évolution de l’origine géographique des diplômés des écoles les plus prestigieuses. Les individus nés dans les régions situées au nord-ouest d’un axe Strasbourg-Toulouse ont connu une baisse de leur représentation parmi les diplômés. À titre illustratif, alors que les Picards y étaient admis sensiblement comme la moyenne nationale au début du XXesiècle, ils avaient 5 fois moins de chances d’admission que le reste de la population entre 1991 et 2015. À l’inverse, les personnes nées dans les régions du sud-est de la France et en Alsace ont vu leurs chances d’admission augmenter.

Mais la disparité la plus frappante concerne la capitale. Alors que Paris accueillait selon les générations entre 4 et 7% des naissances nationales sur le siècle passé, les Parisiens représentaient entre un tiers et la moitié des effectifs des grandes écoles les plus prestigieuses. Si la plupart de ces écoles sont situées en région parisienne, la surreprésentation des Parisiens est sans commune mesure avec celle des Franciliens, et l’hégémonie parisienne a même eu tendance à s’accentuer depuis la fin du XXesiècle.

80 fois plus de chances d’admission pour un enfant de diplômé

L’étude s’intéresse par ailleurs à la reproduction sociale entre générations de diplômés des grandes écoles. Les enfants de diplômés nés entre 1891 et 1915 avaient 154 fois plus de chances d’être admis dans ces prestigieuses écoles. Cet avantage est divisé par deux pour la génération suivante et reste ensuite stable avec environ 80 fois plus de chances d’admission pour un enfant de diplômé né entre 1916 et 1995.

Taux d’admission selon différentes caractéristiques (approchées par le patronyme) relativement au reste de la population, par cohorte de naissance. Intervalles de confiance à 95% renseignés entre crochets.

Avoir un grand-père ou même un arrière-arrière-grand-père diplômé d’une grande école est aussi associé à une probabilité significativement supérieure d’admission. Cela représente un «plancher de verre» multigénérationnel pour les enfants de l’élite.

Par ailleurs, une analyse d’hétérogénéité montre que les enfants de diplômés tendent à étudier exactement dans la même école que leurs aïeux, ce qui conduit à des taux d’admissions relatifs plus élevés, bien que ces petits sous-échantillons produisent des estimations moins précises. Par exemple, les enfants de polytechniciens nés entre 1971 et 1995 avaient 296 fois plus de chances d’être admis à Polytechnique (intervalle de confiance à 95%: de 209 à 420).

«Double dividende»

L’étape suivante consiste à examiner le devenir professionnel des étudiants de ces très grandes écoles nés entre 1931 et 1975. Ce travail met en évidence la présence de dynasties, dès lors que les enfants des élites politique et économique ont davantage de chances que leurs pairs diplômés d’atteindre ces mêmes positions, au conseil d’administration d’entreprises ou comme personnalité politique nationale.

Les dynasties politiques sont particulièrement importantes: un diplômé de grande école a 37 fois plus de chances qu’un de ses camarades de promotion de devenir parlementaire ou ministre si son père l’a aussi été. L’importance de ces dynasties politiques est toutefois en recul progressif, corroborant en France des résultats précédemment identifiés aux États-Unis.

Les élites et la tyrannie méritocratique (Lecture du livre de Michael Sandel par Ghislain Deslandes, Xerfi Canal).

En définitive, en plus de meilleurs taux d’admission dans les grandes écoles, les enfants de l’élite bénéficient d’un «double dividende», avec de meilleures perspectives de carrières que leurs camarades de promotion.

Bien que les admissions aux grandes écoles par voie de concours s’inscrivent dans une promesse d’égalité des chances, les résultats présentés ici en soulignent les limites. Le fait que la rhétorique méritocratique fasse généralement abstraction d’un large faisceau de résultats en sciences sociales soulignant des inégalités significatives a ainsi conduit certains chercheurs à parler d’«extrémisme méritocratique» (Thomas Piketty) ou de «tyrannie du mérite» (Michael Sandel).

Le terme «méritocratie» a d’ailleurs pour origine une dystopie de Michael Young dans laquelle le mérite (supposé) servait à justifier la confiscation du pouvoir. Dans les grandes écoles françaises, nous décrivons plutôt le produit d’une forme d’«héritocratie», telle que le sociologue Paul Pasquali qualifie la résistance de ces institutions aux transformations. En effet, la réforme de l’ENA, provoquée par la dénonciation de la déconnexion des élites par le mouvement des «gilets jaunes», apparaît minime pour répondre à de telles inégalités.The Conversation

Stéphane Benveniste, Post-doctorant à l'INED, chercheur associé à Aix-Marseille School of Economics (AMSE), Institut National d'Études Démographiques (INED)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Stéphane Benveniste - chercheur associé à Aix-Marseille School of Economics  -  25/01/2023

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